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Biodiversité : Gros plan sur la Forêt des Marais de Tanoé-Ehy

Erigée en réserve naturelle volontaire en décembre 2021 

En 2006, la Forêt des Marais Tanoé-Ehy (FMTE) a été identifiée par une équipe de chercheurs du Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire (CSRS) comme étant un site hautement prioritaire pour la conservation des primates en Afrique de l’ouest. Ils décident, à travers le Programme “Recherche et Actions pour la Sauvegarde des Primates en Côte d’Ivoire” (RASAPCI), de développer des stratégies innovantes de conservation communautaire de la flore et de la faune d’espèces menacées dans ladite forêt. 

16 ans plus tard, quel bilan pouvons-nous faire ? Les actions menées ont-elles porté leurs fruits ? Quels sont les défis auxquels ces chercheurs sont confrontés ? Le ministère de tutelle apporte-t-il son soutien au projet ? Les populations riveraines ont-elles été associées à ces actions ? Pour répondre à toutes ces questions, nous avons rencontré le Directeur Général du CSRS, le Professeur Inza Koné.

Interview !

AF : Comment est né le programme de conservation communautaire de la  FMTE ?

Prof. Inza Koné : Ce programme est né en 2006 suite à des investigations que nous avons menées en zone forestière de la Côte d’Ivoire afin de mettre à jour le statut de conservation et de distribution de trois des espèces de primates les plus menacées d’extinction en Afrique de l’Ouest. A savoir le cercopithèque de Roloway, le cercocèbe couronné et le colobe Bai de Miss Waldron. Nous avons trouvé les deux premiers singes cités dans quelques forêts de la zone côtière de la Côte d’Ivoire, mais surtout dans la forêt des marais de Tanoé-Ehy en 2006.

Cette forêt est un site extrêmement important pour la conservation

Prof. Inza Koné

Nous avons entendu des cris de ces singes dans cette forêt. Ce qui fait de ce site, un site extrêmement important pour la conservation des primates en Afrique de l’Ouest. Parce qu’en plus de ces trois espèces de singes, y compris le Colobe Bai de Miss Wadron qui était déclaré pratiquement éteint de la nature, la FMTE abrite aussi, le colobe noir et blanc de Geoffroy, qui est aussi un singe en danger critique d’extinction et plusieurs autres espèces de primates. Et sa richesse spécifique ne s’arrête pas aux primates. Nous avons fait des inventaires de la flore qui révèlent qu’il y a au moins 33 espèces à statut de conservation particulière dans cette forêt.  Au niveau des oiseaux, plusieurs espèces à statut de conservation et pareil pour les amphibiens. C’est donc une forêt extrêmement riche qui mérite d’être conservée alors qu’elle n’avait pas de statut de conservation dans le temps. 

Valeur biologique de la FMTE

Source : CSRS – Avril 2022

En discutant avec les communautés, elles étaient bien conscientes de la valeur économique, écologique de cette forêt et elles étaient soucieuses de sa préservation, parce qu’elles étaient conscientes que c’était le dernier bloc de forêt qui restait encore intact dans l’extrême sud-est de la Côte d’Ivoire. Il y avait deux options : soit la transformer en parc national en faisant prévaloir l’intérêt national, soit en créant une réserve naturelle volontaire. Ce qui voulait dire de mettre en avant un programme de gestion communautaire. Nous avons opté pour cette deuxième option. Parce que le succès de la conservation des parcs nationaux de façon générale est relativement mitigé en Côte d’Ivoire comme ailleurs en Afrique. Et l’une des hypothèses de ce fait, c’est que les communautés n’ont jamais été véritablement mis en ligne de front dans les actions de conservation, alors que elles ont des valeurs, des aspirations, des habitudes de conservation qu’on peut exploiter, valoriser pour les mettre au devant de la gestion de leur propre patrimoine. 

AF : Comment les communautés ont accueilli cette initiative ?  

Prof. Inza Koné : C’est une initiative qui a été favorablement accueillie non seulement par les communautés, mais également par les autorités. Surtout que la loi permettait cela. C’est comme cela que le programme de gestion communautaire de la FMTE a commencé fin 2006. Dans la foulée, une série d’actions ont été mises en place, notamment pour donner à cette forêt un statut officiel de réserve naturelle volontaire. 

Et cela s’est matérialisé par la mise en place d’une commission nationale de classement en 2009 par arrêté ministériel. Cette commission nationale était chargée d’un certain nombre de choses : des inventaires du couvert forestier, de la délimitation de la forêt, l’établissement des règles de gestion… Et au bout du processus, la décision a été prise tout récemment, c’est-à-dire en décembre 2021 d’en faire une réserve naturelle volontaire officielle en Côte d’Ivoire. Voici en gros, l’historique de la gestion communautaire de la FMTE.

AF : A quels défis avez-vous été confrontés au début du programme ?

Prof. Inza Koné : Les défis étaient multiples. Déjà, il est vrai que la loi permettait la création d’une réserve naturelle volontaire. Mais, c’est une expérience qui n’avait jamais été expérimentée en Côte d’Ivoire. 

Et même au niveau du ministère de l’environnement et du développement durable, certains étaient sceptiques sur la possibilité pour des communautés, surtout qu’elles n’étaient pas issues d’un village, mais de 11 villages tout autour de la forêt. 

Donc cette possibilité qu’elles se mettent ensemble pour développer des règles de gestion et gérer efficacement des ressources naturelles, voire une aire protégée, beaucoup de personnes étaient donc sceptiques.

L’autre défi de taille était comment convaincre les communautés que c’était le bon choix d’aller pour la conservation plutôt que de collaborer avec des firmes agro- industrielles par exemple pour raser cette forêt et créer des plantations de palmiers à huile, d’autres plantations ou même faire de l’exploitation forestière. Donc des choses à retombées immédiates comparativement à des choses dont les retombées allaient être hyper lentes, voire difficilement perceptibles. Donc, cela a été un gros défi de faire comprendre cela aux communautés. 

AF : Alors, quelles stratégies avez-vous utilisé pour arriver à ce résultat ?

Prof. Inza Koné : En utilisant plusieurs méthodes scientifiques, y compris les méthodes des sciences biologiques, sciences économiques et sciences sociales, nous avons pu développer une bonne connaissance du concept de développement durable dans la région.

Nous avons créé une masse critique dans chaque village, une masse critique de gens qui comprennent les enjeux du développement durable et le mécanisme de développement durable. Et aujourd’hui, cette masse critique est capable de discuter de développement durable avec n’importe qui. Et c’est l’une de nos fiertés. Partant de là, nous avons eu cet engagement fort, non seulement des autorités villageoises, chefs de villages, pour dire que nous faisons le choix de la conservation et nous sommes à fond là-dedans. Et cela prendra le temps que cela prendra. Mais, c’est vraiment la meilleure voie pour nous. Parce que tout autre schéma de développement ne serait pas durable. 

Voici comment nous avons pu relever ce défi. Quant au scepticisme de certaines personnes, à la capacité des villageois à jouer un rôle majeur dans la conservation des aires protégées, nous les avons simplement mis à l’œuvre en les faisant observer par les autorités. Et de cette observation est née la confiance que les gens peuvent placer dans les villages, dans leur capacité à jouer un rôle majeur.

AF: Les populations riveraines vous ont-elles soutenu dans votre démarche ? Comment ?

Prof. Inza Koné : Oui. Je pense que ce qui a boosté surtout le soutien des communautés, c’est le fait de se sentir écoutées, se sentir comprises et de sentir que nous accordons beaucoup de valeur à leurs connaissances traditionnelles, à leurs valeurs ; cela a été extrêmement important. Cela a été guidé par les études socio-économiques que nous avons réalisées dès le début. Nous avons fait des diagnostics participatifs avec l’ensemble des forces vives de chaque village où nous voulions intervenir, en les prenant séparément et ensuite en groupe. Les femmes, les jeunes, la notabilité… Nous avons pu ainsi comprendre comment chaque village fonctionne, les mécanismes de prise de décisions, les valeurs les plus importantes pour elles, leurs aspirations… La prise en compte de tous ces aspects a vraiment favorisé l’adhésion des communautés à notre démarche. Nous sommes donc dans un processus itératif où la recherche précède l’action et chaque action suscite de nouvelles recherches. C’est ça qui fait le secret de notre de notre succès depuis le début.

AF : Comment avez-vous financé ce programme ? L’Etat de Côte d’Ivoire vous a-t-il appuyé ?

Prof. Inza Koné : A la base, nous avons quelques institutions qui nous soutiennent depuis le début et qui sont engagées à nous soutenir sur le long terme. Il s’agit du WAPCA (West African Primates Conservation Action) qui est un ensemble de zoos européens dont des zoos germanophones et francophones qui se sont mis ensemble pour soutenir la conservation des primates in-situ, c’est-à-dire dans le milieu naturel, au-delà de leurs missions régaliennes de conservation ex-situ. 

Parallèlement à WAPCA, nous avons bénéficié du soutien spécifique du zoo de Mulhouse qui nous soutient depuis le début et s’engage également à nous soutenir sur le long terme et de l’Association française des parcs zoologiques. Ce sont nos trois partenaires sur le long terme. 

Ces partenaires ont une contribution qui avoisine les 25.000 à 30.000 euros cumulés chaque année. Ce qui nous permet de développer un minimum d’activités. Après, nous avons multiplié les partenariats sur la base des projets spécifiques pour développer certains aspects pour les mettre à échelle,  par exemple l’agro-foresterie, l’intensification de la recherche du colobe bai de miss Waldron… Nous avons une panoplie de partenaires au plan africain, au plan international, que ce soit en Europe comme aux Etats-Unis. 

AF: Plus de 10 ans plus tard, quel bilan faites-vous de ce programme ? 

Prof. Inza Koné : Le bilan pour moi est extrêmement positif. Cela a été une belle aventure humaine avant tout. Nous sommes dans le monde réel où l’on ne vient pas avec des idées toutes faites qu’on impose à des gens avec des programmes conçus à l’avance, avec des jalons dans des intervalles de temps prédéterminé. Cela veut dire que nous jouons avec l’imprévisibilité, avec la flexibilité. Nous nous sommes lancés dans cette aventure et cela nous a apporté beaucoup de choses au plan humain : mieux comprendre le fonctionnement des communautés rurales, mieux comprendre les communautés rurales elles-mêmes, nous faire mieux comprendre d’elles, apprendre à travailler avec elles. C’est la plus grosse richesse que je tire de l’expérience de ce projet de gestion communautaire. 

La FMTE est un site majeur de production de connaissances

Prof. Inza Koné

Plus concrètement, en termes de conservation, le bilan est positif là aussi. Car, nous avons fait beaucoup de recherches dans la zone sur les primates, mais aussi sur les grands mammifères qu’on y trouve. Les oiseaux, les amphibiens, les plantes, etc.  Nous avons là un vivier de connaissances générées grâce à tous ces travaux de recherche dans la FMTE. 

Cela veut dire qu’elle devient un site majeur de production de connaissances. Il y a eu même des recherches en archéologie qui ont été faites dans l’espace FMTE. Si nous devons compter le nombre de thèses soutenues, c’est plus d’une dizaine, une bonne quinzaine, voire une vingtaine de master soutenus grâce aux travaux qui a été faits là, une bonne cinquantaine, voire plus, de publications scientifiques de haut niveau qui sont sortis de cette forêt. 

Donc, en termes de connaissances scientifiques, le site devient un très bon site de production de connaissances. 

Au niveau de l’autonomisation des communautés pour la gestion des ressources naturelles, nous avons une masse critique dans chaque village. Il y a des gens qui sont compétents, qui peuvent faire de la planification, de conservation, d’actions de développement, qui peuvent faire la mise en œuvre, le suivi-évaluation, etc. Cela est une grosse fierté. Nous sommes dans un vrai processus d’autonomisation. 

Là où les communautés sont encore faibles, c’est au niveau de la mobilisation des ressources financières. Mais sinon, pour la gestion des ressources, la planification et la mise en œuvre des actions de conservation et de développement, elles sont aguerries. Et cela est une grosse satisfaction. 

Et puis finalement, comme je l’ai mentionné plus haut, nous avons obtenu tout récemment le statut de réserve naturelle volontaire. Après plus de dix ans  d’activités continues d’assistance, y compris la délimitation de la FMTE par un géomètre agréé, l’implication du Conseil Régional dans le processus, ce qui est aussi une satisfaction. Le fait que le Conseil Régional prenne à bras le corps le projet à partir de maintenant, tout cela est à saluer. 

AF : Au niveau des perspectives, notamment au niveau de la mobilisation des ressources, qu’est-ce qui est prévu ? 

Les perspectives sont bonnes. En décembre 2021, la FMTE a le statut de réserve naturelle volontaire. Le décret a été publié au Journal officiel en mars 2022. Cela veut dire que nous sommes prêts à passer à une autre étape. 

Et cette étape va peut être aboutir à l’autonomisation effective des communautés pour la gestion de leur patrimoine. Nous, en tant que centre de recherches, nous sommes là pour les accompagner. Nous serons toujours là pour les accompagner, mais il faut que les communautés soient capables de travailler de bout en bout, en commençant par la mobilisation des ressources avant même le développement des plans d’action, la mise en œuvre et la gestion des ressources. Donc, ce maillon qui leur manque, qui est de mobiliser des ressources, elles doivent être capables d’y arriver. 

Notre approche va consister à nous appuyer sur le Conseil Régional, mais également sur d’autres institutions internationales. Il faut que le site soit inscrit dans les bases de données internationales des aires protégées communautaires par exemple, ce qui va leur ouvrir des portes. Elles vont également postuler à des prix parce qu’en tant que communautés, elles sont éligibles pour des prix des communautés avant-gardistes en matière de protection de la nature. Autant d’opportunités que nous allons essayer d’attirer en mettant une fois de plus les communautés en ligne de front. 

Et nous, nous allons continuer d’être dans la recherche parce que comme je l’ai dit tantôt, c’est un site extrêmement important qui a beaucoup à nous révéler, non seulement au niveau de la forêt elle-même, mais également au niveau des communautés riveraines. Il y a beaucoup de sujets de recherches et nous allons continuer de développer ces sujets.

AF : Envisagez-vous d’implémenter cette approche de conservation à d’autres sites en Côte d’Ivoire ? Notamment le Parc national de la Marahoué ? 

Prof. Inza Koné : Ce n’est pas la même problématique la gestion des parcs nationaux et la gestion des réserves naturelles volontaires.  Parce que les parcs nationaux sont gérés par une structure étatique, en l’occurrence l’Office Ivoirien des Parcs et Réserves (OIPR). Mais, ces structures étatiques ont effectivement des choses à apprendre quand même de l’approche que nous avons pu utiliser en termes de mobilisation. Parce que même les parcs nationaux font ce qu’on appelle la gestion participative. 

Elle n’atteint pas le même degré de gestion participative qui va jusqu’à l’autonomisation des communautés. Mais, au moins, les communautés apprennent à jouer un rôle de plus en plus grand. Et donc pour cela, effectivement, notre approche consiste à faire précéder chaque action par des résultats de recherches et de s’inspirer de chaque action pour susciter de nouvelles recherches. 

Cela peut être quelque chose qui peut être étendu à l’expérience des parcs nationaux. Nous sommes également disposés à partager notre expérience avec des collectivités ou des individus qui auraient l’intention de créer une réserve naturelle volontaire. Parce que, nous, en allant jusqu’au bout de ce processus, nous avons même permis aux autorités administratives de la Côte d’Ivoire de mieux maîtriser ce processus. C’était inscrit dans la loi, mais comme je l’ai dit, comme cela n’avait jamais été mis en œuvre, les différentes étapes n’étaient pas forcément maîtrisées, y compris par les autorités, le ministère de l’agriculture, de l’environnement. 

Mais à la pratique, ce sont des choses qui ont été affinées avec nous. Nous sommes donc prêts à partager cette expérience-là. pour que si quelqu’un se lance dans le même type d’expérience, il n’ait pas les mêmes écueils que nous avons pu connaître. 

AF : Nous sommes au terme de cet entretien. Avez-vous autre chose à ajouter ?

Prof Inza Koné : Vous remercier déjà pour l’intérêt. Je pense que ce dossier tombe à point nommé, vu que nous entrons dans une nouvelle ère de la gestion de la FMTE. Je parle d’une nouvelle ère parce qu’ elle va maintenant être gérée comme une réserve naturelle volontaire. Est-ce que les organes de gouvernance sont en place ? Est ce que les organes de gouvernance fonctionnent? Est-ce qu’on arrive à établir un lien de partenariat véritable et durable avec les communautés, les différents aspects, y compris la recherche ? C’est un gros défi qui mérite beaucoup de communications, à l’attention des décideurs politiques, des communautés, mais aussi de la communauté internationale. 

Cet interview a été réalisée par Aïssatou Fofana, avec l’appui de Eburnie Today et l’ONG IDEF dans le cadre du projet “Building the biodiversity media champion network in Côte d’Ivoire” soutenu par Earth Journalism Network et Internews Europe.